Les arts sociaux : puiser depuis l’ensemble

Rendre visible la dimension invisible de la transformation sociale

Article original Social Arts: Sourcing from the Whole, traduit de l’anglais par Agathe Peltereau-Villeneuve

Visual Practice

Je vois un village, un écosystème, des visages, des corps et des échos.
Je me sens émue aux larmes, attirée, incluse.
Je me sens appelé à admirer, absorber, me relier.
Je me sens complet, je vois tout de moi et tout de vous, je suis attiré par les polarités de la passion.
Je vois des transitions et des passerelles liminaires, je ressens de l’espoir et de la ferveur, je suis attiré par la danse des ombres.
Je ressens de l’excitation et de l’inquiétude, je vois le vortex chaotique du changement, je suis attiré par le flux du temps.
Extraits d’une résonance de Théâtre de Présence Sociale, février 2024

Donner vie à la pensée des systèmes

Les arts sociaux sont un ensemble de pratiques tirées de diverses formes d’art, qui soutient les apprentissages transformateurs et le changement en rendant visibles et conscients les schémas et dynamiques peu tangibles des systèmes sociaux. Dans le cadre de la Théorie U et du Presencing, les arts sociaux sont toujours appliqués dans des contextes spécifiques. Nous introduisons ces méthodes et pratiques dans des contextes sociaux qui importent, à l’avant garde de mouvements et auprès de personnes qui souvent font les choses avec de bonnes intentions mais n’ont pas les outils pour accéder à ce à quoi appelle le futur émergent.

Les pratiques des arts sociaux nous permettent d’explorer les schémas des champs sociaux et la manière dont ils se transforment. Les pratiques ne sont pas seulement appliquées dans des contextes spécifiques, elles sont également intégrées dans le cadre de la pensée des systèmes (Systems Thinking) et observées par une communauté de chercheurs. Un “espace contenant” de praticiens fait partie de la recherche visant à rendre visible la dimension invisible de la transformation sociale. Les arts sociaux se révèlent être une puissante force de transformation : ils vivifient la compréhension des systèmes en faisant en sorte que ceux-ci se voient et se sentent eux-mêmes, encapacitent à agir et ouvrent la possibilité de mettre en œuvre un système différent.

Ces dernières années, l’utilisation des arts sociaux s’est développée de manière frappante dans le domaine de la transformation des systèmes basée sur la conscience (Awareness-based Systems Change). Cette évolution réjouissante nous a incités à réfléchir et dialoguer sur ce que nous entendons par “arts sociaux”. Quel est le socle sous-jacent au champ de pratique du théâtre de présence sociale, de la pratique visuelle et de la poésie et l’acoustique sociales ? Ou, autrement dit, quelle est la vision qui guide le travail ? Dans cet article, nous partageons notre compréhension, élaborée sur plus de vingt ans de pratique, de ce qui est essentiel pour nous dans ce travail des arts sociaux.

Qu’entendons-nous par “champ social” et pourquoi est-ce pertinent ?

Les arts sociaux sont une approche du changement basée sur la notion de champ social. Cette approche par le champ social est une façon nouvelle de penser les systèmes sociaux. Dans le cadre de nos activités, un champ social peut être vu comme un réseau de connexions et de relations qui constitue plus que la somme de ses parties et confère au-dit système sa qualité et sa texture (pour en savoir plus, cliquez ici et ici). Un champ social peut être considéré comme ayant son propre caractère et son intériorité, voire sa propre intention. Considérer les systèmes sous cet angle nous aide à les comprendre comme des « systèmes vivants », doués de volonté et portant leurs vérités propres, un peu comme un être humain. Les arts sociaux peuvent aider un champ social à se voir et à se sentir lui-même, et ainsi créer des conditions favorables pour que les vérités de cet « être » soient rendues visibles et connues au service de sa propre transformation.

Les principes des arts sociaux dans le contexte de la Théorie U et du Presencing

1. Les arts sociaux sont toujours intégrés à un contexte social
   Les arts sociaux ne sont jamais le produit ou la création d’un seul artiste. Ils puisent depuis l’ensemble d’un champ social, dont l’artiste est une partie, au moment de la création. Ainsi, tous les membres du champ social participent au processus créatif et deviennent eux-mêmes artistes. Les arts sociaux amènent des aspects du champ social vers des structures visibles, et le transforment en lui permettant d’être observé par ses participants. Donc tous les participants sont impliqués, en tant que source, créateurs et audience qui donnent forme à ce champ.
2. Les arts sociaux sont intentionnels et non-manipulateurs
   L’intention des pratiques d’art social est de rendre visible les structures profondes d’un champ social qui sont contenues dans l’expérience intérieure collective. L’art social ne consiste pas à essayer de faire arriver quelque chose. Cela ne peut être déterminé à l’avance. En fait, ce qui arrive se puise dans l’instant et dans l’expérience et la connaissance en émergence. Ce qui est exprimé ne cherche pas à confronter ou guider l’audience dans une quelconque direction, mais suit l’état du champ social dans l’instant et dépend de lui. Ainsi, les arts sociaux travaillent toujours au service de ce qui est sur le point d’émerger.
3. Les arts sociaux sont intégrés à la pensée des systèmes
   Cela sert un contexte social que d’en voir et d’en sentir la situation, la structure et les dynamiques relationnelles présentes, ainsi que les possibilités futures. Ce sont ce “voir” et ce “sentir” qui deviennent de puissants catalyseurs de transformation personnelle et systémique. L’hypothèse sous-jacente est que : “On ne peut comprendre un système à moins de le changer (Kurt Lewin). On ne peut changer un système à moins de transformer la conscience. On ne peut transformer la conscience à moins de faire qu’un système se voit et se sente.”— Otto Scharmer
4. Les arts sociaux sont basés sur la conscience
   La qualité et la pertinence des arts sociaux sont hautement liées à la capacité des artistes d’être conscients du champ social et de ses parties, eux-mêmes inclus.
   Les compétences techniques ne sont utiles que si elles se soumettent à la conscience de l’ensemble, du tout, et à ce qui est remarqué. Dans son livre Social Presencing Theater: The Art of Making a True Move, Arawana Hayashi utilise l’expression « geste vrai », qui décrit magnifiquement ce qui pourrait être revendiqué comme l’objectif le plus important des artistes sociaux. La capacité en question est de suspendre le mécanisme du jugement, d’utiliser le mental comme l’un des nombreux sens nous permettant de remarquer, ne pas « faire sens » tout de suite, et de simplement suivre ce qui émerge. On peut dire que l’artiste social ne décide pas ce qui a besoin d’être exprimé, mais suit ce qui veut devenir visible.
5. L’importance de la résonance dans les arts sociaux
   La résonance est l’un des ingrédients et mécanismes clés des arts sociaux. Le processus artistique est basé sur une danse entre résonance et création; il est convoqué par une résonance sur le champ social. L’art transforme alors la conscience et la qualité du champ social, qui est en résonance avec la création, laquelle guidera les artistes à travers une autre résonance… Il s’agit d’un mouvement circulaire intégré dans un espace d’attention consciente et de curiosité. Outre ce processus de résonance inhérent, un processus guidé de résonance sociale (suite à la pratique de la Carte en 4D en Théâtre de Présence Sociale) invite à une réflexion sur ce qui a été crée. Cette pratique de résonance peut être vue comme un premier pas vers le sens, tout en maintenant un regard phénoménologique; car en effet, les interprétations et explications trop rapides bloqueraient toute perception nouvelle et ouverte de ce miroir visible du champ social en transformation. Les ingrédients de cette pratique sont l’attention silencieuse et la récolte phénoménologique de ce que perçoivent les personnes présentes.

La recherche: étudier les dimensions profondes de la transformation des systèmes

Les arts sociaux peuvent être compris comme une méthodologie de recherche-action incarnée et sociale pour étudier en temps réel la nature de la réalité sociale d’un système, ainsi que ses potentialités futures. S’il existe de nombreuses méthodes pour voir les systèmes, il y a un manque de méthodes de recherche rigoureuses pour les sentir. Les arts sociaux étant toujours liés à un contexte, ils sont incarnés, vécus et observés par la communauté qui constitue ce contexte. L’expérience dans l’instant présent de cette communauté est la donnée clé de ressenti du système. Simultanément, la communauté est aussi l’ “espace contenant” où la réalité entrain d’advenir est observée à travers les arts sociaux. En tant que participants-observateurs du processus, les membres de la communauté prennent part à une recherche sur les schémas du champ social et ses changement depuis l’intérieur, avec l’objectif de rendre visible la dimension invisible de la transformation sociale. Utiliser les arts sociaux comme méthodologie de recherche donne à voir les dynamiques du champ social d’un contexte spécifique, afin de renseigner quelles actions engager, tout en éclairant des schémas plus généraux propres aux champs sociaux et à leurs transformations.

Pourquoi voyons-nous les arts sociaux comme un puissant outil de transformation ?

L’esprit humain est indéniablement capable d’immenses accomplissements et, pour cela, hautement admiré par la société. Cependant, le principe de fonctionnement du mental repose sur le fait de combiner de façon logique des connaissances déjà acquises. C’est une méthode de création valable pour un monde connu. Mais s’appuyer uniquement sur les capacités mentales dans un contexte de bouleversements et de crise, alors que des approches nouvelles et inédites sont nécessaires, ne mène pas au succès. Dans ce contexte de crise, les arts sociaux sont un outil de création, car ils opèrent intentionnellement avec et à partir de l’inconnu. Dans les arts sociaux, la place du non-connu est reconnue comme le moment créatif, et les pratiques procurent une méthode pour suspendre le mental, se déployer dans l’expérience (le non-su) et y rester suffisamment longtemps afin que quelque chose de nouveau émerge. Ce n’est qu’à ce stade que l’on réengage le mental pour faire émerger le sens.

De plus, afin de contacter un potentiel encore non émergé et se relier à la créativité humaine innée, la connaissance profonde, nous devons activer tous nos « organes de perception ». Les arts sociaux jouent là un rôle clé, car ils permettent de se connecter à un sujet directement; ils permettent d’activer un ressenti de la réalité qui dépasse souvent nos capacités mentales, lesquelles tendent naturellement à expliquer les phénomènes depuis leurs ensembles de concepts limités. Les arts sociaux ne se limitent pas au langage ou à l’éducation et sont ainsi perçus comme profondément inclusifs. Ils ont le potentiel de relier tous les membres d’un champ social, d’un système vivant, embrassant une diversité d’éducations, de cultures et de genres, car ils invitent à des expériences qui touchent à la capacité humaine de perception.

Quand l’art puise véritablement depuis le champ social, comme dans le cas des arts sociaux, il révèle le champ social à lui-même, au-delà de la capacité humaine à conceptualiser et analyser.

Pour en savoir plus sur les arts sociaux dans divers contextes, lisez l’article d’Arawana sur le Théâtre de Présence Sociale, les réflexions de Manish sur la poésie et les traumatismes collectifs, l’article de Kelvy sur le scribing génératif et la confiance-action, ou l’essai de Jayce sur l’art visuel et la conscience collective. Découvrez plus d’histoires dans l’article de John sur la Poésie sociale, le récit d’Otto sur le Ecosystem Leadership Program en Colombie, les considérations de Kelvy sur les espaces contenants, ou les témoignages d’applications du SPT avec une classe d’école et un programme pour les jeunes. Pour plus d’informations, lisez-nous et rejoignez-nous sur u-school.org/social-arts.

Merci à l’équipe qui a contribué à la création de cet article:
Angela Baldini, Arawana Hayashi, Emma Paine, Eva Pomeroy, Götz Feeser, Jayce Pei Yu Lee, John Stubley, Julie Arts, Kelvy Bird, Manish Srivastava, Olaf Baldini, Otto Scharmer, Sebastian Jung